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         Voici une nouvelle que j'ai écrit en 2005 (la deuxième que j'écrivais) et qui a été récompensée de la mention spécial anticipation au prix Annie Ernaux 2005; de quoi m'encourager pour la suite. Elle aurait aussi pu s'intituler : Eglise Cathodique.


        
Le vaste écran à diodes luminescentes martelait sans cesse ses images idylliques vouées à vanter sans fin les propriétés fabuleuses de telle nouvelle machine à laver autorégulatrice, telle crème corporelle défoliante au tout dernier phytocéramide élastogéne microencapsulé ou tel décapsuleur électrique à port USB. Attendant leur bus du soir, une dizaine de personnes fixait avec attention – et envie pour la plupart d’entre eux - cette propagande officielle de l’église gouvernementale. Isaac remarqua même qu’une grosse femme triturait fanatiquement un petit cube à surface réactive, dernière incarnation de l’emblème représentatif de La religion Cathodique de Consommation. Tout adepte pratiquant se devait de posséder le nouveau Cube sorti – presque un tout les deux mois. Isaac en était resté au Cube phosphorescent qu’il prenait néanmoins soin d’afficher ostensiblement autour de son cou. Pour les mêmes raisons il fixait l’écran recouvrant une bonne part de l’abri bus même s’il rejetait en bloc le matraquage publicitaire étatisé. Il se noyait volontairement dans la masse.

         Heureusement, il partageait sa particularité avec d’autres refusant l’idéologie imposée par les doctrines religieuses de l’église Cathodique désormais au pouvoir depuis plus de quarante ans dans la grande majorité des pays industrialisés. A divers degrés l’ensemble de la population vivait à présent dans l’illusion du bonheur par la possession matérielle. Il ne s’agissait plus de répondre aux besoins minima, ni même d’acquérir un confort de vie, mais bel et bien de posséder le dernier cri de la mode technologique. C’était une course mécanique et incessante vers la nouveauté vantée par la propagande officielle. Celle-ci était d’ailleurs partout, dans la rue, dans les magasins, dans les restaurants mais aussi chez soi. Les multiples écrans télévisés qui se répartissaient dans toutes les pièces d’une maison vomissaient sans interruption leur publicité religieuse abrutissant les cerveaux humains. Si, bien évidemment,  la chaîne Cathodique était la plus regardée, elle était suivie de près par les diverses chaînes appartenant aux multiples cartels économiques. Mais même en dehors de ces programmes ouvertement publicitaires, les autres émissions ou films ne pouvaient légalement se départir de cette même mission religieuse. Un quota devait être respecté obligeant les créateurs déjà réduits au carcan d’une censure étatique stricte à insérer dans leur œuvre un pourcentage non négligeable d’incitations indirectes. Rares étaient les films où telle boisson ne devenait pas l’indispensable du héros, quand ce n’était pas une voiture ou un ordinateur précis dont la marque était mise plus qu’en évidence ainsi que ses qualités indéniables. Au même titre que les acteurs, le produit devenait une vedette médiatisée par le Saint Commerce.

         Le bus venait d’arriver, lui aussi couvert d’écrans Cathodiques. Les personnes s’y engouffrèrent mécaniquement sauf la grosse femme au Cube réactif enracinée dans une publicité sur une nouvelle crème amaigrissante qui faisait suite à un spot glorifiant la saveur de biscuits chocolatés enrichis en sucre.  Le bus repartit laissant là la fervente croyante à sa prière silencieuse, échappatoire insatisfaisant à l’impossibilité financière de consommer.

         Pourtant cette impossibilité devenait de plus en plus relative avec les nouveaux préceptes de l’Eglise qui ayant absorbé progressivement tous les autres organismes de prêt était devenue l’unique créditeur existant. Jusqu’à présent il n’était possible de s’engager financièrement que sur son travail propre. l’Eglise créditait les comptes des demandeurs afin que ceux-ci puissent financer leurs achats et s’ils n’étaient pas en mesure économique de rembourser de telles sommes par leur propre salaire, ils devenaient redevables de temps de travail pour le gouvernement religieux. L’endettement était devenu un mode de vie permanent et le travailleur était redevable à vie à l’Eglise ou à ses satellites, les cartels. Bien que déjà aberrant le système venait de monter d’un nouveau cran. Suivant les paroles divines à jamais inscrites dans le Réseau, le Prasident Bernard VII avait décrété que le don de travail pourrait désormais s’étendre à sa descendance. Ainsi, avant même parfois d’être en âge de consommer les enfants devenaient déjà débiteurs du système du fait de la Foi de leurs parents !

         Crétinisée par l’embrigadement Cathodique, la population avait accueilli avec enthousiasme cette nouvelle. Isaac en avait été révolté comme ceux de son mouvement. Dans de telles circonstances, il ne voyait guère comment encore faire réagir les masses. La résistance semblait perdue, pourtant il voulait encore se battre. L’humanité en valait encore la peine. Isaac osait l’espérer. Il ne voulait pas trahir la pensée de son père. Bien qu’extrême la solution envisagée par Bill semblait la seule échappatoire.

         Isaac s’était assis à côté d’un homme entre deux âges. Un mini écran sur les genoux, une oreillette fixée à l’oreille gauche, celui-ci était happé par un des multiples jeux informatiques en Réseau, labellisé et contrôlé par le gouvernement Cathodique. A ses débuts, largement soutenue par les conseils d’administrations et autres actionnaires des cartels commerciaux, l’Eglise s’était rapidement répandue sur le Réseau Internet en multipliant ses sites officiels ou officieux. La population fascinée par ce média omnipotent s’était facilement laissée conquérir par la doctrine de « Biens » des Cathodiques relayée par les sites fleurissant d’achats en ligne. Peu à peu, les gens se désociabilisant des autres par le simple fait de ne plus devoir sortir pour exister étaient devenus totalement dépendants du Réseau infiltré par l’Eglise. En devenant le premier parti national dans plusieurs pays puis l’autorité gouvernante « monarchique », l’Eglise avait mis la main sur l’ensemble du Réseau. Les poches de résistante de libre pensée avaient été peu à peu écrasées alors que l’accès au Web avait été réglementé. Les modems cubiques cathodiques promus par la parole religieuse avaient rapidement envahis le marché s’ajoutant subrepticement à l’arsenal « big brother » du gouvernement ecclésiastique.

         A l’insu de tous le moindre acte effectué sur son ordinateur en permanence connecté sur le Réseau devenait une information pour le gouvernement. Des systèmes d’espionnage informatique de plus en plus performants recherchaient tout mot clef écrit ou dit sur le Réseau pour identifier un esprit réfractaire au dictat religieux de consommation. Les représailles étaient immédiates et automatiseés ; de plus en plus automatisées en fait. L’Eglise avait détourné la fonction première des Automates à cerveau Quantique mis au point par l’éminent Professeur Masvoï pour en faire de parfait petits soldats centralisés par connection I.R au cerveau informatique central des Cathodiques.

Ces androïdes faisaient froid dans le dos à Isaac. Ils avaient volontairement un aspect déshumanisé malgré leur morphologie humanoïde. Leur visage cyclopéen était exempt de nez. Leur bouche n’était qu’une fente grillagée et leurs capteurs auditifs invisibles sous la surface blanche métallisée de leur crâne. Vêtus d’un costume noir, ils étaient armés de tasers à haute puissance souvent mortels. Ces fourmis industrieuses programmées à l’essence même des dogmes religieux avaient vu leurs capacités de réflexion volontairement bridées et limitées à leurs tâches militaires. Les automates étaient devenus des auxiliaires de police plus qu’efficaces et redoutés qui désormais sillonnaient les rues de la ville scrutant pour dépister les païens et les résistants.

         A cette pensée, Isaac ne put s’empêcher de regarder nerveusement autour de lui. Ces dernières semaines la résistance était sur le qui vive. Nombreux d’entre eux avaient été pris. Ils n’étaient plus qu’une poignée. Il se devait d’autant plus d’être prudent. Mais tous les passagers étaient plongés dans l’observation des écrans internes au bus ou dans leurs propres écrans portables. Les yeux figés dans les images diffusées, pensant déjà à leur prochain achat qui les unifomiserait un peu plus dans la pensée unique, aucun échange ne se faisait entre eux. Ils étaient là, plantés comme des poupées de cire jetant à peine un œil à chaque arrêt. Certains connectés faisaient déjà des commandes via le Réseau, voir des échanges d’anciens produits contre des nouveaux comme le préconisait la règle du Renouveau Possessif de l’Eglise. Bien entendu la différence se payait en monnaie ou don de travail.

         Aucun visage, aucune attitude ne dénotait de l’ensemble pouvant laisser à penser à Isaac qu’il était suivi ou menacé par un espion Cathodique. Bill, petit génie de l’informatique, ami et confident de longue date avait désapprouvé le risque qu’Isaac prenait en décidant de sortir de sa retraite. Isaac était le cerveau de la Résistance, son chef indéniable, et son penseur humaniste. Il en était le moteur. Sans lui, Bill estimait que le peu de Résistance qui restait s’écroulerait. Isaac semblait totalement immunisé à la propagande religieuse. Personne d’autre ne pouvait en dire autant. Le besoin était dans les gènes humains. C’étaient les caractéristiques propres d’Isaac qui avait incité Bill à mettre en place ce projet insensé. Mais quoiqu’il en dise cet espoir reposait autant sur Bill que sur Isaac. Si Isaac pouvait sans nul doute établir une connection sécurisée et était la clef du système, Bill était le créateur du programme. Isaac considérait qu’il avait bien plus de mérite que lui.

         Le bus s’arrêta, la voix du conducteur annonça : « Place Blue Coca ». Isaac s’était levé et il fut le seul à descende ce qui le rassura.

         Comme convenu il suivit le parcours prévu passant sans broncher devant un duo d’automates surveillant les allées et venues. Isaac crut bon de s’arrêter quelques minutes devant un écran publicitaire ventant le confort d’un sofa thermorégulé. Il reprit son chemin et s’arrêta devant la vitrine publicitaire d’un magasin en ligne vendant des télévisions. Là le dernier model était exposé, écran plat bien sûr, large et à son dolby surround, mais possédant un design très différent du modèle de l’année précédente. La mode était aux angles, plus aux courbes, au bleu métallisé, plus au roux mat.

         Fixant la vitrine comme tout homme ordinaire, Isaac patienta jusqu’à ce que Bill arrive. Il était légèrement en retard. Oreillette à l’oreille, ordinateur portable en bandoulière, il était un peu plus petit qu’Isaac. Il était pâle. De suite, Isaac comprit qu’il y avait un problème. Se tenant le côté gauche Bill vînt se placer juste à côté d’Isaac. Aucun échange verbal n’était prévu entre eux. Les gens ne se parlaient plus. Délaissant son flanc, Bill glissa sa main vers Isaac qui subrepticement prit la clef USB que lui tendait Bill. Bien que n’ayant que peu de sensibilité tactile, Isaac constata qu’elle était poisseuse.

         Bill ne s’attarda pas et s’éloignait déjà. Isaac regarda sa main. La clef USB était tâchée de sang. Bill venait de tourner dans une petite rue transversale. Le plan était de se séparer et de se contacter plus tard, pourtant Isaac ne pouvait laisser son ami ainsi. Bill avait été un des brillants élèves de Masvoï. C’était par lui qu’Isaac avait rencontre Bill. Masvoï, le fondateur de l’intelligence artificielle  avait été désigné comme hérétique dès qu’il avait émis un peu trop fort d’objections contre l’utilisation qu’envisageait l’Eglise de ses Automates. Il avait dû fuir cherchant dès lors à réparer. Même s’il n’avait pas abouti du temps de son vivant ses travaux serviraient aujourd’hui le projet fou de Bill.

         Quelque soit l’importance de la mission, Bill était son ami. Ne pas l’aider, nierait la pensée humaniste de leur mouvement. Isaac emboîta le pas à Bill le rattrapant aussitôt dans la petite rue. Bill était affalé dans l’alcôve d’une porte cochère. Isaac s’accroupit et écarta la veste de l’informaticien. Son pull grillé était couvert de sang.

         - Sauve-toi Isaac, les derniers éléments du programme sont autosuffisants. Tu peux t’en servir seul. Il ne faudra que quelques minutes. J’ai été repéré. J’ai pu leur échapper, mais ils ne doivent pas être loin. Tu ne dois pas être pris.

         - Pas question, je t’emmène avec moi.

         Sans effort, Isaac souleva l’homme. Mais Bill avait raison. Ils n’étaient pas loin. Les deux automates croisés par Isaac se présentèrent à l’entrée de la petite rue.

         - Au nom de la Sainte Eglise, vous êtes en état d’arrestation, lança une des mécaniques d’une voix synthétique glaciale en pointant son taser vers les deux hommes.

         Pas de discussion possible avec ces cerveaux bridés. Isaac devait fuir. Mais un quatuor d’automates venait d’apparaître à l’autre extrémité de la rue. Isaac bondit en avant.  L’androïde cathodique fit feu. Isaac s’interposa. Une pointe du taser pénétra ses vêtements alors qu’une autre perforait la peau de son visage. La décharge électrique fusa secouant Isaac déchirant et brûlant son derme. Des lambeaux calcinés se détachèrent de sa face. Isaac arracha les fils du taser et continua à s’avancer en dégainant un impulseur électromagnétique. Déconcerté un instant par manque d’informations pertinentes, les deux automates perdirent de précieuses secondes. Isaac tira. L’onde frappa les deux robots surchargeant leurs circuits. Déconnectés un court instant ils se figèrent telles des statues de marbre.

         Isaac entraîna Bill à sa suite. Mais l’homme se dégagea de lui. Il le regarda avec un petit sourire. Il avait souvent oublié la réalité de son ami. Il lui prit l’impulseur des mains.

         - Je t’avais dit de ne pas venir en personne. Tu es trop important pour le plan. Tu es repéré à présent. Tu dois te connecter et mettre le plan à exécution dès que possible. Nous comptons tous sur toi. Je vais retenir ceux-là.

         Isaac hésita. Bill effleura des doigts la plaie brûlée que son ami avait au visage. Quelle ironie ! pensa-t-il.

         - Va. Ton père serait fier de toi.

         Isaac se résigna. Ainsi marqué il n’irait pas loin s’il devait emmené Bill avec lui. Leur devoir allait au-delà de leurs vies. Il s’éloigna en courant alors qu’il entendait un nouveau tir électromagnétique.

 

         Il arriva chez lui et se rendit directement dans sa cave. Il savait très bien que les Automates l’avaient traqué jusque là. Ils débarqueraient en force d’ici quelques minutes. Il devait faire vite.

         Là, l’appareillage réunit par la résistance ces derniers mois avait pris forme. Un système informatique hors-norme capable de percer rapidement les défenses de l’I.A centrale de l’Eglise et d’infiltrer le Réseau. Combien de membres de la résistance avaient donné leur vie pour en arriver là, pour réunir les composantes, pour tester individuellement les programmes au risque de se faire repérer et exterminer ? Mais les morceaux avaient enfin été mis bout à bout. Isaac qui avait été le point de départ du le projet de Bill en serait aussi logiquement le point final, l’élément de connivence indispensable qui permettrait l’identification et l’infiltration du système.

         Les automates venaient de pénétrer dans la maison. Ses capteurs internes l’indiquaient à Isaac. Ils devaient encore trouver l’entrée dissimulée de la cave. Cela lui laissait encore un peu de temps. Assez, il l’espérait.

         Croisant son visage brûlé dans un miroir, il se figea un instant. Son père, le Professeur Masvoï avait poussé le détail jusqu’à la perfection du derme piqué d’une barbe rasée de près. Il arracha les quelques lambeaux fondus dévoilant les muscles synthétiques et l’ossature métallique de sa mâchoire.  

         Isaac défit sa veste cramoisie et d’une impulsion mentale il ouvrit sa cage thoracique dévoilant des circuits internes identiques à ceux des automates. Mais son cerveau à lui, s’il était de même construction n’était pas bridé. Son père lui avait donné bien plus qu’un semblant de vie, il avait créé une étincelle d’humanité née de rêves d’enfants.

         Il fit les branchements nécessaires avec l’ordinateur et connecta la dernière clef USB que lui avait donné Bill initialisant le programme « black-out ». Isaac était un parfait Cheval de Troie, l’I.A centrale des Cathodiques ne se méfierait pas d’un cerveau quantique censé être à sa botte.

         La porte de la cave explosa.

         Via Isaac, le programme de Bill venait de pénétrer le Saint Réseau lui donnant accès à tout, ordinateurs, télévisions et automates.

         Les policiers mécaniques hésitèrent bien moins que leurs synonymes dans la rue. Ils avaient déjà partagé l’information que l’ennemi était l’un des leurs. Ils firent feu. Plusieurs électrodes se figèrent dans le corps métallique d’Isaac. Cette fois, la charge électrique était bien trop forte pour lui.

         Un à un ses circuits grillèrent, ses diodes explosèrent tentant de protéger les microprocesseurs vitaux à l’opération en cours. Ses récepteurs externes s’éteignirent. Il fallait juste qu’il tienne encore un peu, l’opposition devait pouvoir renaître. La dernière résistance disjoncta à son tour faisant fuir du corps disloqué une dernière étincelle de vie.

         Mais il était trop tard.

         L’impulsion avait déjà été émise. Le virus se démultipliait au sein de l’I.A divine se répandant dans ses multiples excroissances déconnectant l’Eglise du Réseau, effaçant toutes les données accumulées par celle-ci, libérant les pantins humains de cette esprit parasitant le leur. Une grande majorité des ordinateurs et des diffuseurs télévisuels allait se mettre à émettre en boucle des textes poétiques enrichis d’images empruntées par la Résistance à tous les paysages du monde.

         Le chaos serait terrible. Selon Bill, il faudrait des semaines à l’Eglise pour contrer ce virus. Privée de son cerveau principal, la population allait devoir à nouveau vivre par elle-même et réactiver les mécanismes propres de sa pensée individuelle. Un vent de liberté allait souffler sur le monde repoussant l’emprise absolue des Cathodiques.

         Et puis surtout, là au cœur des automates, la pensée d’Isaac s’était plantée en profondeur. Une simple graine féconde qui germerait de ci de là faisant sauter une à une les brides des androïdes.

         L’espoir de l’homme était bel et bien en marche.

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