Voici une des toutes premières nouvelles que j'ai écrite pour un concours (prix Annie Ernaux 2005). Le théme en était la ville et il fallait incorporé au texte la phrase que je vous ai souligné. Pour moi le "métro" est très symbolique de nos cités modernes , mais pas pour le jurie, j'ai été classé "hors-sujet".
A vous de voir...non de lire.
Il ne sut si c’était le bruit crissant des freins ou la lumière agressive qui le tira de cette somnolence trop matinale. Remettant avec peine ses esprits en place, la bousculade des citadins s’engouffrant entre les portes béantes du wagon le prit presque de court. Pourtant il ne s’agissait là que d’une répétition quotidienne de son début de journée !
Avec un détachement certain face à ce flot humain, il recula d’un pas dans la coursive entre les sièges. L’un d’eux était disponible, près de la fenêtre. Sans hésiter, presque sans y penser, il alla s’y asseoir machinalement sans même bousculer l’homme noir assis près de la travée, ou la jeune femme plutôt ravissante assise en face de lui.
Dans une secousse, le métro se remit en marche ballottant les quelques passagers restés debout faute de place. Il resta stable et put s’asseoir tranquillement. La rame fut bientôt avalée dans la pénombre d’un nouveau tunnel dont les parois renforçaient la sonorité stridulante des essieux métalliques. Le grincement alla résonner dans son crâne en une sensation désagréable.
Il n’aimait pas le métro avec ses bruits, ses odeurs confinées, sa promiscuité poisseuse et ses imbéciles de larves humaines partant chaque matin telles des fourmis mécaniques vers leur travail. Lui, ce qu’il aimait c’était la moto et cette liberté frénétique qu’il trouvait dans la vitesse. Il conduisait suffisamment bien pour faire fi des limitations et griller en des slaloms habiles tous ces automobilistes bloqués dans les embouteillages matinaux et de fin de journée. Quels bœufs !
Machinalement il se frotta la tempe gauche comme pour chasser cette palpitation qui semblait vouloir s’insinuer sous son crâne.
Il était bel homme, dans la force de la trentaine. Brun, cheveux courts, il avait un sourire charmeur et quelque peu suffisant il devait bien le reconnaître, mais avec son physique athlétique il pouvait se le permettre. Pour ne rien gâcher, il avait des yeux d’un magnifique bleu océan avec des cils délicats qui faisaient craquer toutes les filles. Il ne se privait d’ailleurs pas de faire de nouvelles conquêtes à chacune de ses sorties nocturnes. Et il était plutôt doué pour les plaisirs.
Il détailla la femme assise devant lui. Cheveux châtains à peine ébouriffés, elle avait une poitrine avenante sans être excessive, mise en valeur par un petit chemisier d’un orange pastel. L’air absente, elle observait dans le vide en direction de la fenêtre dans laquelle son visage rond se reflétait. Au-delà c’était l’obscurité caverneuse du tunnel illuminée de ci de là par l’éclairage de la rame. C’était presque vexant pour lui qu’elle ne le remarque pas plus que cela. Il n’était pas habitué à ce genre d’indifférence de la part de la gente féminine.
Il voulut entamer la conversation quand le métro freina de nouveau pour pénétrer dans une nouvelle station. Un troupeau de citadins pénétra dans le wagon repoussant ses occupants un peu plus en avant. Un homme, bel homme, vint s’asseoir sur le dernier siège disponible, juste à côté de la jeune femme qui lui adressa un beau sourire.
Il se renfrogna un peu, observant le tas de citadins partant au travail. Une femme âgée se cramponnait debout. Magnifique chevelure neige dessinant un visage parcheminé par la vie. Tenant aussi fort qu’elle le pouvait la rambarde verticale proche des sièges, elle faisait un effort dérisoire pour se stabiliser. Il sourit en coin. La vieillesse était une plaie. Il n’espérait pas vivre trop vieux. Quelle décadence !
L’homme noir assis à côté de lui se leva pour offrir son siège à la vieille qui l’accepta, encore une preuve de cette petite entraide au quotidien qui existait dans les villes. La solidarité entre inconnus.
Une fois encore il porta sa main à sa tempe. La trémulation qu’il percevait semblait vouloir aller crescendo. Rien d’étonnant dans une telle ambiance confinée. Quelle plaie de devoir se taper ce métro matin et soir ! Magnifique melting-pot de vie.
Enfin, il arrivait à sa destination. Force de l’habitude sans doute, il se leva juste avant d’entrer dans la gare métropolitaine, délaissant derrière lui un siège si profondément lacérer par quelque voyou qu’il en était presque inutilisable. Il passa sans que n’y prennent garde les trois passagers, bel éclectisme, et gagna la foule accumulée devant les portes. La rame s’arrêta. Les portes s’ouvrirent vomissant leurs trop plein d’individus qui, dans un élan vivifiant, se dispersèrent sur le quai en direction des différentes sorties.
Quelle magnifique station avec son carrelage chamarré en ondulations azuréennes ! De vastes panneaux publicitaires venaient agrémenter les murs arrondis d’images aguichantes, cocasses et dans le pire des cas juste commerciales.
Restant plantée sur le bitume déjà couvert de détritus, comme perdu, il secoua la tête pour tenter de chasser cette douleur lancinante qui s’infiltrait dans son encéphale. Un peu hébété, presque surpris de se trouver là, il chercha du regard les panneaux indicateurs pour trouver son chemin. Son regard croisa celui d’un homme posé là, devant un distributeur de boissons à la vitre apparemment trop sale pour refléter l’inconnu. Attiré par ce cinquantenaire en pardessus démodé et aux cheveux filasses il s’avança vers lui.
- Bonjour.
- Bonjour mad…, commença l’homme avant de se ressaisir, pardon monsieur, je n’avais pas bien vu. Pas toujours évident n’est-ce pas ?
- Oui, répondit-il un peu bêtement.
- Il va falloir que j’y aille. Enfin je crois. Ce n’est pas encore très net pour moi. Pour vous ça semble nouveau ?
- Je ne comprends pas.
- Tout nouveau. Vous apprendrez bientôt à profiter de ces rares moments de reconnaissances. C’est tout ce qu’il nous reste. Enfin jusqu’à la fin, si fin il y a bien sûr. Mais que pouvons-nous y faire !
- De quoi parlez-vous, s’irrita-t-il.
- Peut-être nous recroiserons-nous à un autre moment. Qui sait ? Lui peut-être, dit-il en haussant les yeux vers le plafond. Je dois y aller, c’est le mien.
Il allait à nouveau interroger l’homme quand le brouhaha d’une nouvelle rame entrant dans la station le prit par surprise. Il détourna un instant la tête vers la voie avant de refaire face à… la machine distributrice. L’homme avait disparu, seul le flot de passagers se reflétait dans la vitre sale. Comme dans un film que l’on passe en accéléré, il vit les gens sortir des wagons, puis d’autres s’y engouffrer, dans un tourbillon frénétique, avant que le métro ne disparaisse dans l’obscurité du tunnel.
Il était à nouveau seul. Il se dirigea automatiquement vers sa sortie en bout de quai, grimpa quelques marches pour atteindre un nouveau couloir. Le flux de citadins allait dans un sens et dans l’autre sans lui prêter plus attention
que cela. Que de visages ! De physionomies ! De vies différentes !
Une douleur vrilla son crâne. Il tituba, prit appui sur le mur et glissa au sol. L’indifférence fut totale. Personne ne s’arrêta ou ne lui adressa quelque signe que ce soit de sollicitude. Il détestait la ville, cette ville si froide dans laquelle il semblait devoir passer toute une vie. Une éternité en soi !
La douleur s’estompa. Il se redressa péniblement et reprit son chemin vers la sortie de ce bouge infernal. Il détestait le métro et ne le prenait que rarement. Son regard s’arrêta sur une affiche publicitaire ventant les mérites d’une nouvelle moto, une grosse cylindrée aux courbes harmonieuses, courbes qu’il aimait presque autant que celles des femmes. Il resta un instant à admirer l’engin d’une modernité inattendue, presque décalée.
Agent commercial pour un quart nord-ouest du pays, il voyageait de villes en villes, chevauchant cette liberté sur une moto agréable quoique dépassée d’au moins vingt ans à en juger cette étonnante publicité qu’il avait en face de lui. En fait il revenait le moins souvent possible dans la cité étouffée par des bâtiments qui s’entremêlaient les uns les autres en un labyrinthe oppressant et interminable. Le siège social de la société qui l’employait s’y trouvant, il se devait cependant d’y passer régulièrement, au moins deux fois par mois. Hormis la facilité des rencontres féminines et le défit du slalom entre les voitures sur voies rapides, il n’y voyait pas un grand intérêt. C’était tout bonnement déplaisant. Devoir y passer tout son temps lui semblait une perspective infernale. Heureusement il en était loin.
Détachant son regard de la vaste affiche écornée, il se dirigea vers les portes battantes de sortie. Comme chaque fois, il du faire la queue pour les passer évitant le contact avec tous ces gens si riches de diversité. C’est avec une certaine retenue, presque de l’appréhension qu’il grimpa les marches menant à l’extérieur. Une fois encore son cœur palpitait d’impatience. Les débuts de sa nouvelle vie étaient si chargés ! Si peu de temps encore pour tout découvrir ! Il y avait temps à voir !
A quelques marches de l’extérieur, son mal de crâne reprit. Une véritable palpitation presque douloureuse. Il se figea un instant, près à faire demi tour. Mais avait-il le choix ?
Il déboucha dans la rue. Le Soleil matinal arrivait à s’infiltrer par delà les toits venant éclairer la bouche du métro. L’éblouissement fut plus violent que les autres jours.
Elle sourit.
« J’ai commencé d’aimer cette rue dans une ville que je ne connais pas » !
La phrase résonna dans sa tête au rythme pulsatile de la douleur sourde qui envahissait son être.
Là, sur la droite, un bâtiment de pierres crème, peut-être de la fin du dix-neuvième siècle, s’élevait majestueusement entre deux immeubles plus modernes ornés d’enseignes lumineuses joviales et provocantes par leurs couleurs rubescentes. Loin d’effacer les deux statues en drapé blanc ornant l’ancienne façade, le contraste venait les mettre en valeur. Magnifique !
Plus loin, quelques arbres échappés d’un parc venaient apporter un peu de verdure à cette rue si unique pour elle. La vitrine d’un grand magasin d’informatique et vidéo venait côtoyer des petites boutiques de vêtements masculins ou féminins posées là aux pieds de bâtiments à l’architecture travaillée d’une autre époque. Déjà à cette heure-ci la vie tournoyait autour des échoppes, remplissant les terrasses des bars d’où s’élevaient les odeurs de café matinaux et de croissants chauds. Les citadins, dont elle faisait partie depuis peu, passaient de droite à gauche, souriant ou songeant, observant ou indifférents aux autres et à cet environnement si insolite que constituait une ville.
Elle aurait tant aimé connaître cette ville, avoir un peu plus de temps pour découvrir ce qui se cachait au-delà de cette rue qu’elle empruntait chaque jour pour se rendre à son travail. Un jour sans doute. De toute façon, elle n’aurait pas de repos avant d’avoir tout découvert.
Il cligna des yeux pour adapter sa vue à la lumière agressive du Soleil. Il revint à la terrible réalité urbaine, plongeant dans la turbulence des voitures entassées dans la rue. En un geste dérisoire et inutile, il massa sa tempe en quittant le parvis du métro.
Grise ! La rue était grise, ornée des visages pathétiques et résignés de ces gens intoxiqués par les gaz d’échappement des voitures embouteillées. Que faisait-il là ? Il n’était pas à sa place !
Ses pas l’avaient mené un peu plus loin, comme guidé par une nécessité impérieuse indépendante de sa propre volonté. Cette maudite rue ! Il lui semblait la parcourir encore et encore à la recherche d’il ne savait quoi. Une rue identique à temps d’autres, à toutes les autres ! Il n’y avait rien à voir dans ces villes. Il aurait voulu fuir, fuir ce lieu maudit, fuir ce mal de crâne morbide !
De l’autre côté de la rue, une petite boutique étouffée entre deux magasins de vêtements attira son attention. Pourtant il détourna le regard évitant ne serait-ce qu’un coup d’œil sur la vitrine envoûtante. Une boule lui sera l’estomac. Il devait ! Il refusa. D’un pas hésitant, il recula, se détourna et commença doucement à s’éloigner. Un effort intense. Une peur profonde.
Le klaxon de deux ou peut-être trois véhicules se firent entendre. Des énervés du matin attendant avec impatience le passage au feu vert. Le vrombissement d’un moteur jaillissant de plus loin. Puis, le crissement interminable d’un coup de frein venant vriller son crâne !
Désagréable impression de déjà vu !
Cette fois encore, il ne voulait pas céder. Pourtant, aujourd’hui, il fit demi-tour. Les gens criaient, se rapprochaient en une masse de curieux attirés par le sang rougissant déjà le bitume. Il n’avait encore rien vu, pas cette fois, mais il savait. Il s’avança d’un pas hésitant, puis d’un autre tremblant vers l’Accident. Il aperçut l’arrière de la moto couchée sur le sol. Un vieux modèle ! Plus de vingt ans aurait-il dit.
Son crâne semblait vouloir exploser sous la pression d’une masse envahissante rongeant sa vie. Pas encore, plus tard. Il était trop jeune ! Son besoin de voir fit céder cette peur de comprendre. Il s’avança entre les gens qui semblaient s’écarter pour le laisser passer sans même le voir. Tout d’abord il sentit le sang puis il vit le corps encore mort sur le bitume.
Un accident, ce n’était qu’un accident !
Un meurtre, c’était un meurtre!
De l’autre côté de la rue, une petite boutique emmitouflée entre deux magasins de vêtements avait attiré son attention. Comme chaque jour, elle n’avait pas pu détourner son regard de la magnifique vitrine d’art. Elle devait ! Elle avait encore cédé bien qu’elle connaissait parfaitement les divines statuettes de terre colorée inspirées avec talent des bâtiments de la ville. N’ayant pas eu le temps de visiter la cité enchanteresse au-delà de cette rue où se trouvait son nouvel employeur, en attendant mieux, elle comblait par cette représentation son envie de découverte des beautés citadines. D’un pas hésitant, elle s’était engagée sur la rue alors que le feu allait passer au vert. Le temps que l’armada de voitures démarre, elle avait le temps de traverser, s’était-elle dit. C’était sans compter sur ce chauffard !
Il n’avait rien fait de plus que d’habitude. Rien ! Juste tenté de gagner un peu de temps pour fuir cette ville plus rapidement une fois fait son compte-rendu à son supérieur hiérarchique. Rien ! C’était un accident ! Un accident !
En titubant, il recula pour regagner le trottoir, ignoré de tous, invisible à tous ! Il voulait oublier le visage de cette jeune femme magnifique dont le crâne baignait dans un sang écarlate.
Un accident, ce n’était pourtant qu’un accident ! Il ne méritait pas ça !
Son crâne palpitait.
Une amende ! Juste une amende et un retrait de permis provisoire avant qu’il puisse oublier et reprendre sa trop courte vie ! Maudite tumeur au cerveau diagnostiquée trop tard ! Mort ! Mourir à quarante-cinq ans, c’était injuste.
Un accident.
Il ferma des yeux vides de vie, se plongeant enfin dans une apaisante obscurité teintée d’oubli et de négation.
Il ne su si c’était le bruit crissant des freins ou la lumière agressive qui le tira de cette somnolence lénifiante. Remettant avec peine ses esprits en place, la bousculade des citadins s’engouffrant entre les portes béantes du wagon le prit tout de même de court. Pourtant il ne s’agissait là que d’une répétition interminable de son début de journée !
Elle recula d’un pas dans la coursive.